Commentaire d’Alain Adeken, écrivain.

La Caféothèque
À mes yeux, tous mes sens, mes narines, c’est, dès l’abord, une odeur. Sitôt franchie la porte et même trente pas devant, dehors, dans ce dehors des quais où Paris confond en bitume, échappements et fleuve les trois règnes. Odeur qui ouvre en moi des paludes, agrandis sitôt qu’emplis, emplis sitôt que découverts, telle une caresse lente sur la gorge. Odeur dont je ne peux que m’éprendre puisque de moi elle s’était éprise avant même que je la soupçonne, saturant les capteurs de mes pores.
Odeur portée par tous les sens.
À commencer par l’ouïe, qui mêle sans les brouiller conversations en toutes les langues du monde, entre-chocs pour tasses cuillers et comptoir, longues lames de jazz et ondes de radio blues… à l’embrassement continu d’une mystérieuse machine que nous verrons plus tard puisque nous n’en sommes qu’à l’oreille. Et entre les mots qu’habitués, familiers et premiers venants échangent, surgissent à l’impromptu des syllabes amériques : ahuachapán, chanchamayo, chitul-tirrol, chakra de pago, cachoeira da grama, passeio, passeio, passeio. mais encore monsoon karnataca malabar, nyamagabe, gikongora…
Glissons sur le toucher. Douceur des tables lisses, dos arrondis des sièges, parquet flottant au sol. Quant à la vue qui règne, elle clôt – c’est-à-dire creuse – des horizons ou plutôt des tropiques dans une déclinaison de bruns, tabac et orge : constellations brou sur nuit des plateaux, paille et vernis des chaises, revêtement kraft compatible à flanc de comptoir. Sans oublier le jute de sacs épars devenus dépouilles, coussins, tentures, ni la flamme emprisonnée – non : apprivoisée – des quatre et un cinq lustres abat-jour dont un très particulier (panier d’osier tressé). Sans négliger non plus les inscriptions sépia de quatre-vingt-dix tiroirs fermés sur quatre-vingt-dix pays du monde, chacun battant pavillon caféier, précisions capitales, et carte.
Face à moi au mur derrière le bar une autre carte, non pas : une mappemonde, avec fuseaux horaires et simulation lumineuse du jour et de la nuit planétaires.
Additionnez tout cela aux pâles en cet instant immobiles de deux ventilateurs, et vous saurez qu’à l’invitation aux espaces se conjoint une invitation de retour au temps non pas perdu (rien n’est à perdre) mais jadis.
Car c’est loin d’être tout.
Qu’un des ventilateurs s’ébroue lentement au-dessus de la splendide La Marzocco à trois percos et l’illusion — non, la réalité — est acquise : la Caféothèque est un aérodrome, non pas un de ces terminaux anonymes d’aujourd’hui mais une halle ouverte aux cieux des années quarante ou cinquante, où venaient s’abriter le temps de faire escale de lourds airplanes chromés machinant aux hélices. De là que chaque café ici goûté est un ticket, un avion et un voyage vers ces destinations prisées des aventuriers d’époque : Guatémala, Pérou, Brésil ; Salvador, Mexique ou Inde. Éthi hopi et Roux anda.
Tout aussi aéroportuaires sont le nombre et l’incroyable variété d’étrangers qui s’y donnent rendez-vous, s’y rencontrent et se croisent en un séjour discret, aussi proche du battement du monde que du cœur de Paris, étrangers qu’on a nulle envie de qualifier de touristes mais bien de voyageurs. À la recherche de la torréfaction perdue, à la poursuite du diamant noir.
Le café que je viens de prendre – le tout premier – m’a été servi dans une tasse de porcelaine frappée à l’or de Firenze, posée sur une soucoupe triangulaire avec verre d’eau, amande et biscuit. C’est un cachoeira da grama, qui m’emmène au Brésil. Acidulé comme un soda il s’est glissé sur ma langue tel un crocodile allant chercher le fond, en attente de proie.
À la table à côté de la mienne, une dame donne un cours de français à une jeune japonaise. « Immense veut dire très très grand » dit-elle, « la mer est immense, la Chine est immense, ne trouvez-vous pas ? Les deux m d’immense sont essentiels. Quand je prononce “illuminer” j’aime à faire entendre les deux l. C’est comme ça » conclut-elle. De la jeune japonaise je ne sais qu’un profil, et encore — de ce genre de profil naissant comme de l’oreille, dessous la natte lourde retenue par une barrette : typique posture pour estampe. Son buste est enclos dans un chemisier du même bleu canard que la doublure de ce gilet jacquard négligemment troussé sur sa chaise. Ses lèvres avancent avec application sur chaque mot tandis que la dame qui l’enseigne transforme chacune de ses phrases en interrogations savamment écloses. Un cerisier de questions en fleurs.
À ma droite une autre jeune femme fronce méticuleusement des coupures de journal, des feuillets d’aluminium, pour en faire autant de pétales qu’elle ajuste ensuite à de longues pailles de plastique pastel — là aussi, transformations en fleurs.

*

La tasse d’aujourd’hui m’emporte en Éthiopie. Et avant même d’y poser les lèvres, je plonge du regard dans une mousse bicolore, crème et chocolat, je flaire une odeur de bitume, de pneus brûlés, de révolte, et lorsque je bois enfin c’est un goût assuré qui parvient à ma gorge — une texture très douce précédée d’une avant-garde acide, presque citronnée en pointe de langue, amère sans âcreté en bout de bouche. Je lis, j’écris, je songe. La dernière gorgée, refroidie, me fait l’effet d’une éclaboussure d’agrumes. Et je me demande ce que donnerait cet expresso, glacé, frappé.

*

Une fois suivante, je me suis assis dans l’avant-salle ouverte sur le quai, face au comptoir de vente et sous les zenivrants effluves de la torréfactrice. Le vent venu de Seine, les ors crépusculaires, font de cette pièce un port qu’animent cinq autres lustres forgés de fer, loupiotes et verres suspendus en cercles — ceux des bougies disparues, sans doute aucun quand les fanals montés sur rampe dispensent à l’endroit leurs
lumières.
Au-dessus des vingt distributeurs de grains veille un profil de Nietzche, portrait aux aguets autant que méditatif d’un homme qui savait que la pensée pourrait à tout instant surgir du dehors.
Les lustres tournent lentement, au vent du quai, sur eux-mêmes, tandis que la machine brasse puissamment, régulièrement — avec une mécanicité toute maternelle — une généreuse platée de mocca d’Éthiopie, remuant les grains, y levant un brûlant double sillage pourvoyeur de parfums. Le logo des lieux sur la vitre est pareil à un hublot opaque, ou bien à une tasse vue du dessus où habiterait une nymphe, et des empilements de sacs de jute sur palette vous ouvrent à cette atmosphère portuaire toute d’attente, de partance et d’amarres, d’élingues et d’horizons.

La torréfactrice est une Sasa Samiac bouton d’or dont l’assise pataude camoufle une légèreté de main qui inlassablement tourne et cuit et tourne les grains promis à dégustation. Un amoureux la surveille de très près. C’est un ventilateur dégingandé, un rapide, dont le vrombissement grêle se mêle à la basse maîtresse. La grille qui le protège étincelle autant qu’un clin d’œil, un sourire, une lame de danseur équivoque. L’acolyte se hausse du col et des pâles, et, juché sur un baril, penché sur elle qui l’aimante, repousse vers le dehors des alizés aromatiques. L’ivresse des cafés respirés finit par être pareille à celle des altitudes, qui prend le corps par les poumons et le cœur et les jambes, quand celle d’alcool fait la tête et le ventre.

Aujourd’hui j’ai appris que les cafés avaient leurs saisons. Dédaignant celui du jour — de la plantation Pulcal au Guatemala — je désirais un Jocatillo du Salvador, et saison oblige, ai dû en rabattre pour un El Socorro également guatémaltèque, qui m’est venu en bouche d’un seul bloc, qui donnerait au noir qui est une couleur onctuosité et matière, avant de s’épandre en larges flaques nocturnes sur la langue et dans la gorge. Des pointes d’acidité éclosent ensuite comme fleurs cactées, comme bruine d’hiver, avant que de fondre en un savant souvenir — d’ambroisie et d’amertume mêlées.

17 h 42
Pour mon deuxième voyage ce soir, je choisis un karnataka, du terroir Moonsoon Malabar. Avant de le boire j’en ai humé la mouture tout juste préparée par mon hôtesse, grains broyés à chaque tasse, et avant de le boire toujours je goûte à son écume caramel et épaisse. Elle se dissipe bien vite mais court sur la langue comme de la poudre à canon. Le café par-dessous est lent, onctueux là encore, d’une consistance proche de celle d’un caffelatte. Et par-dessus il sent l’iode, à plein nez, il appelle à la mer. Une crème dont je ne me lasse pas, retour amniotique ou voyage vers une civilisation chaude, remontée d’un Gange qui se clôt sans s’éteindre puisque le retour à la source est pareil à la dissolution dans l’océan.